Le Ballet Royal de la Nuit

Le Ballet Royal de la Nuit ©Philippe Delval
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Du Roi-Carnaval au Roi-Soleil

Ce samedi 25 novembre 2017, le désir d’apprendre et le plaisir de découvrir ont tracé leur chemin en direction de l’Opéra Royal du château de Versailles. Ce n’est pas en simples spectateurs que nous nous y sommes rendus, car la légende entourant le Ballet Royal de la Nuit aiguisait notre curiosité d’historien passionné de musique baroque. Pour tenter de mieux pénétrer son mystère, nous avons décidé de tout oublier. Oublier Le Roi danse (2000) du réalisateur belge Gérard Corbiau, teinté d’anachronismes, nonobstant les irrésistibles fragments recomposés pour la circonstance par Reinhard Goebel. Le cinéaste belge ne filme-t-il pas l’épisode de la « Danse du Soleil » dans le bosquet des Rocailles des jardins du château de Versailles qu’André Le Nôtre n’imaginera qu’une trentaine d’années après la création du Ballet royal de la Nuit ?

Oublier également l’image d’Epinal faisant coïncider ce même épisode avec l’accession du roi danseur au trône du Roi Soleil. En effet, s’il est roi depuis dix ans, au décès de son père (14 mai 1643), le jeune Louis-Dieudonné (1638-1715) ne sera sacré à Reims que le 7 juin 1654 et ne prendra effectivement les commandes du pouvoir que le 10 mars 1661, huit années après ledit Ballet. En réalité, les témoins oculaires, comme le poète Jean Loret (1600-1663), goûtaient d’abord le spectacle. Ils sont tombés sous le charme d’un phénomène médiatique exceptionnel par sa luxuriance, grisés par « la beauté de cent machines surprenantes », les « airs ravissants à merveille » ainsi que « des enchantements/Et d’admirables changements/Dont l’incomparable spectacle/Fit crier cinq cens fois miracle » (La Muze Historique ou Recueil des lettres en vers contenant les nouvelles du temps). La perspicacité de Théophraste Renaudot (1586-1653) y perçoit cependant la préfiguration du Roi-Soleil : « sans contredit cet astre naissant y surpassait en grâce tous ceux qui à l’envi y faisaient paraître la leur » (Recueil des gazettes nouvelles ordinaires et extraordinaires, relations et récits des choses avenues tant en ce royaume qu’ailleurs toute l’année mil six cent cinquante-trois). Le Ballet ne consacre donc pas un Roi mais donne avant tout au peuple un spectacle éclatant dont le roi est l’attraction principale.

D’ailleurs, s’il fut sans doute plus brillant que les précédents, ce ballet royal ne se distingue pas par sa nouveauté. Car l’origine d’un tel divertissement, comme la symbolique du Soleil appliquée aux rois, remontent à près de quatre cent ans. Pour le premier, Paul Lacroix (Ballets et mascarades de cour de Henri III à Louis XIV, 1868) voit dans le tragique Bal des Ardents (28 janvier 1393), durant lequel des courtisans se déguisent en sauvages pour égayer les festivités, l’embryon d’un genre musical appelé à se développer de la Renaissance à l’époque moderne. Pour le second, c’est à partir du règne de Charles V Le Sage (1364-1380) qu’apparaissent les premiers soleils, emblèmes de puissance et de gloire des rois de France. En revanche, ce Ballet marque un tournant important dans la tradition des ballets de cour. Ils se délestent peu à peu de leurs truculences et indécences passées pour finir, avec Jean-Baptiste Lully (1632-1687), en célébration de « l’Apollon qui me devait inspirer les chants que j’avais dessein de composer » (dédicace du ballet royal Le Triomphe de l’Amour – 1681).

Pour notre bonheur, deux experts livrent chacun une clé redonnant à cette fête somptueuse sa véritable dimension. Le premier, Sébastien Daucé, fait résonner une partie d’un festival dont il ne subsistait qu’une ligne instrumentale, maigre copie réalisée, quarante ans après sa création, par André Danican Philidor l’Aîné (1652-1730). Ecoutons Sébastien Daucé raconter la genèse de cette recréation dans un entretien diffusé sur France-Musique (La matinale du 11 novembre 2017) : « Je suis parti d’un court extrait du ballet, le premier air chanté, qui est atypique, envoûtant. En tournant la page, je découvre des portées blanches avec seulement la partie attribuée au premier violon. La reconstruction avait, au départ, pour but de mettre en valeur cette perle et de lui constituer un écrin. De fil en aiguille, l’écrin est presque devenu aussi intéressant que le bijou lui-même ». Il s’est donc appliqué à recomposer la basse de la partie instrumentale subsistante dont les compositeurs n’ont pu être identifiés. Il écrit ensuite les autres parties d’orchestre en appliquant les règles de l’écriture à 5 parties « à la française ». Ce travail minutieux réalisé, il y incruste différents airs de cour en relation avec la thématique du Ballet. Enfin, l’idée lui vient de « juxtaposer le ballet français et l’opéra italien. Ce pastiche permet de réintégrer une grande variété, tout en faisant dialoguer des personnages qu’on retrouve d’une œuvre à l’autre, tantôt en français, tantôt en italien », explique-t-il dans sa Note d’intention insérée dans le programme du spectacle. Ainsi, il vient de donner une nouvelle vie à trois heures trente d’un spectacle qui durait « treize grandes heures », selon Jean Loret. Au point, conseille ce dernier, qu’il « faudra porter du bon-bon (= quelque chose de bon à manger)/Pour en user durant la dance/S’il survient quelque défaillance ».

La scénographie et la chorégraphie de Francesca Lattuada fournit, selon nous, une seconde clé de lecture de cet imposant divertissement. Mêlant le langage circassien à celui des couleurs, des formes et des volumes, elle s’exprime dans un style dominé par « la démesure, la surabondance, la prolifération », comme elle l’indique dans la Note d’intention glissée dans le programme. Elle dévoile ainsi la véritable nature de ce Ballet : un divertissement taillé pour temps de carnaval. Akiko Koana confirme le rapport étroit qu’entretiennent, depuis la Renaissance, ces festivités populaires avec la tradition de ce type de ballets. « La plupart des ballets de cour furent créés pour fêter le carnaval. Ils sont, comme les divertissements du carnaval, l’occasion de faire l’expérience de l’ambivalence… Pour le carnaval, il faut que le roi joue dans des rôles opposés. C’est en effet dans l’alliance des contraires que s’affirme son autorité » (Le ballet de cour et Louis XIV in Horizons philosophiques, 16 (1), 2005). Aussi, dans la mise en scène originelle du Ballet de la Nuit, le roi danse-t-il successivement le rôle d’une Heure, d’un Jeu, d’un Ardent, d’un Curieux, d’un Furieux avant la scène finale dans laquelle il s’élève comme Soleil levant.

Précisément, le Ballet royal de la Nuit est créé durant le carnaval de l’an 1653. La première se déroule le 23 février. Compte tenu du succès remporté, elle est suivie par six autres représentations, malgré le Carême qui a débuté le 2 mars. Celles-ci se déroulent dans un contexte d’essoufflement de la Fronde et de retour progressif à l’ordre monarchique. En effet, depuis le 21 octobre 1652, le roi est de retour à Paris. Le 3 février 1653, vingt jours seulement avant la première, Mazarin pourra faire de même. Mais les plaies sont encore à vif. D’ailleurs, le choix de la thématique de ce Ballet est-il vraiment fortuit ? N’est-ce pas une manière pour le jeune roi âgé de 15 ans d’exorciser ces deux nuits cauchemardesques, celle durant laquelle il s’enfuit de Paris (6 janvier 1649) et celle qui vit les émeutiers défiler devant son lit pour s’assurer qu’il ne pouvait s’échapper à nouveau (9 février 1651) ? Victime durant les deux premières, il sortira vainqueur de la troisième, celle du Ballet de la Nuit. En témoignant du succès populaire remporté par le spectacle, Théophraste Renaudot souligne la réussite médiatique d’un pouvoir politique qui se réinstalle : « Sa Majesté… continua ce noble divertissement… afin que tout le peuple y pût participer et satisfaire à l’ardeur qu’il avait d’aller admirer la grâce avec laquelle Sadite Majesté ne sait pas moins triompher doucement du cœur de ses sujets que par l’amour qu’Elle leur témoigne… Jamais il ne s’est vu une si parfaite union des peuples avec leur Souverain ».

Mais déjà les nobles et les bourgeois de Paris se pressent devant la salle du Petit-Bourbon. Cet ancien hôtel particulier, situé juste en face du palais du Louvre, est une salle de très grande dimension, la plus grande de Paris. Déjà le Ballet comique de la reine (15 octobre 1581) y avait été donné et les Etats Généraux de 1614 s’y étaient déroulés. Dès la première représentation, la magie opère. Théophraste Renaudot est impressionné : « Le Grand Ballet royal de la Nuit… composé de 43 entrées, toutes si riches, tant par la nouveauté de ce qui s’y représente, que par la beauté des récits, la magnificence des machines, la pompe superbe des habits, et la grâce de tous les danseurs ». Il tient à préciser que le jeune roi s’y est particulièrement distingué. Il est vrai que celui-ci ne s’est pas ménagé si l’on en croit le Journal de santé tenu par ses médecins. En février, dès les répétitions, il souffre d’un gros rhume pour s’être « très échauffé à répéter un ballet… dont il fut si considérablement incommodé, qu’il avait de la peine à parler et à respirer». Nouvelle alerte en mars : « le roi s’étant échauffé à danser et répéter son ballet, fut saisi…de frissons par tout le corps,… et furent suivis d’un accès de fièvre très considérable qui lui dura toute la nuit avec beaucoup d’inquiétude ».

La préparation de cette fête, dont il ne subsiste qu’une documentation lacunaire, est le produit d’une coproduction. Le sieur Clément, intendant du duc de Nemours, en a conçu le sujet et dressé le plan. Si l’on en croit le premier valet de chambre de Louis XIV, Alexandre de Bontemps (1626-1701), celui-ci maîtrise un savoir-faire reconnu en la matière : « il faut posséder aussi bien que lui toute la science des Fêtes et des Représentations, pour imaginer de si belles choses ». L’organisation du spectacle est prise en charge par François Honorat de Beauvilliers (1607-1687), comte de Saint-Aignan. Ce militaire honoré pour être un grand protecteur des arts et des lettres, sera nommé duc pour le récompenser de sa fidélité au roi durant les troubles de la Fronde. Les décors somptueux sont réalisés par Giacomo Torelli (1604 ?-1678), scénographe et ingénieur dont la machinerie théâtrale a inspiré de nombreux dispositifs de mise en scène moderne. Si le concepteur des costumes reste inconnu, l’auteur des vers est, selon son éditeur, Charles de Sercy (1623-1700), « le Malherbe de notre siècle et le plus illustre auteur de la Cour » (Epitre dédicatoire du 5ème recueil de ballets, d’opéras, de pastorales et de tragédies). En effet, Isaac de Benserade (1613-1691) est un familier de la Cour. Mazarin ne le choisit-il pas, en 1651, pour magnifier ses vertus et « détruire tant de méchancetés ridicules » qui circulent à son propos ? Cela lui vaut le privilège d’être logé aux Tuileries et d’y rester jusqu’à sa mort. Benserade ne perd pas de temps pour faire publier par Robert III Ballard (1610 ?-1672), « seul imprimeur du Roy pour la Musique », un opuscule contenant les vers à chanter ainsi que l’argument, des indications de scènes et la distribution des rôles (1653). Pour l’argument du ballet, il s’est inspiré du livret de la Notte d’Amore (Nuit d’amour) de Francesco Cini. Ce divertissement avait été créé en 1608 à l’occasion de la célébration du mariage de Cosme II de Médicis avec Marie-Madeleine d’Autriche. Il s’inscrivait dans la tradition des Intermèdes florentins dont Raphaël Pichon a réveillé le souvenir dans ses remarquables Stravaganaza d’Amore, également distribués par Harmonia Mundi (voir notre chronique Stravaganza d'amore). Benserade, maître des Eaux et Forêts comme La Fontaine, est avant tout un bel esprit, diseur de bons mots dont les vers sont jugés par Jean Loret « ravissants à merveille/Et l’on doit en juger ainsi/A moins qu’avoir le goût malade/Car ils étaient de Benserade ». Il manie également une liberté d’esprit au point d’introduire dans certains airs des avertissements et autres admonestations à l’usage d’un jeune roi en formation.

Un mot sur les principaux musiciens convoqués pour assurer l’animation sonore de ces festivités. Si nous ignorons tout des compositeurs des pièces instrumentales, il est avéré que les cinq récits de ballet et les airs vocaux ouvrant chaque veille sont nés sous la plume de Jean de Cambefort (1605-1661). Ancien chantre de la chapelle privée de Richelieu puis entré au service personnel de Mazarin, celui-ci exerce alors la charge de compositeur de la musique de la chambre du roi. En 1651, il publie son premier livre d’Airs de cour à quatre parties qu’il dédie au jeune roi. En 1655, suivra un second livre contenant les airs du Ballet de la Nuit « dans leur état original » (Sébastien Daucé). Cette édition comporte une épigramme élogieux de François Colletet (1628-1680). Il y compare la musique de Cambefort à celle d’Orphée : « Au lieu d’attirer les arbres, les déserts/Elle charme le Roi, la Cour et l’Univers/Ainsi l’Histoire un jour en fera son trophée/ et rendra Cambefort plus célèbre qu’Orphée ».

A cette époque, il était également d’usage de redonner une seconde vie à des airs plus anciens en les glissant dans des compositions du moment. Sébastien Daucé emprunte donc à Antoine Boesset (1587-1643) quelques mélodies entretenant un rapport étroit avec l’argument du Ballet. Ce maître de musique de la Chambre et surintendant de la musique du roi était l’un des initiateurs du genre des airs de cours dont il publiera neuf Livres entre 1617 et 1642. Enfin, Michel Lambert (1610-1696), futur beau-père de Lully, s’il n’est pas encore un compositeur réputé et s’il n’est même pas certifié qu’il ait composé pour le Ballet de la Nuit, figure néanmoins parmi les familiers de la cour. Ne se glisse-t-il pas dans les habits de la Comtesse de Savoie pour danser aux côtés du roi dans le Ballet de Cassandre, le 26 février 1651 ? Quant aux deux italiens, ils sont principalement attachés à la personne de Mazarin. Luigi Rossi (1597-1653), chanteur et luthiste, est invité à la cour de France dès 1646. Le principal ministre d’Etat lui commandera le premier opéra italien écrit expressément pour une production parisienne. Son Orfeo sera joué au Petit-Bourbon le 2 mars 1647 et y remporta un immense succès. En revanche, Francesco Cavalli (1602-1676) restera vénitien. En 1659, Mazarin lui commande un Ercole amante pour divertir les invités aux futures noces de Louis XIV et de l’infante Marie-Thérèse. Mais divers contretemps, dont le décès de Mazarin, renverront sa création au 7 février 1662. Cet opéra racontant les noces d’Hercule intègre des ballets composés par Lully (LWV 17). Injure suprême : les ballets dansés par le roi et la reine séduisent davantage que l’opéra de six heures de musique. Il est vrai que celle-ci pâtit de machineries trop bruyantes dans la nouvelle salle des Tuileries. Lully triomphe et Cavalli repart pour Venise.

Dans l’Avant-Propos de sa publication, Isaac de Benserade présente le synopsis. « Le Ballet est divisé en quatre Parties, ou en quatre Veilles : La première comprend ce qui se passe d’ordinaire à la campagne et à la ville, depuis six heures du soir jusques à neuf ; et la Nuit elle-même, qui en est le sujet, en fait aussi l’ouverture. La seconde représente les divertissements qui règnent depuis neuf heures du soir jusques à minuit, comme les Bals, Ballets, et Comédies… La Lune ouvre la troisième Partie, et l’amour qui égale toute chose, la fait s’oublier et descendre jusqu’au Berger Endimion, ce qui donne de l’épouvante aux Paysans et de l’étonnement aux Astrologues… Le Sommeil et le Silence font le Récit de la quatrième et dernière Partie, et produisent les différents Songes qui la composent… Après cela, le jour commence à poindre et le Ballet finit avec son sujet : l’Aurore trainée sur un Char superbe amène le plus beau Soleil qu’on ait jamais vu… Les Génies lui viennent rendre hommage, et tout cela forme le grand Ballet ». Sur cette trame de référence, Sébastien Daucé a greffé des extraits d’opéra italien, particulièrement dans la troisième veille (Hercule amoureux) et la quatrième (Orphée). Chacune des quatre veilles adopte une structure en trois temps : une ouverture par des récits chantés esquissant le fil conducteur de l’action, une succession d’entrées dansées, un finale réunissant un nombre important de danseurs.

Harmonia Mundi propose de revivre la partie musicale de ce magnifique spectacle dans un livre-CD distribué courant 2015. Ce « Concert royal de la Nuit » présente … une image quasi complète du Ballet royal », explique Sébastien Daucé dans le luxueux livre accompagnant les deux CD. « Cinquante et une des soixante-dix-sept danses originales… ont été retenues pour leur intérêt musical et dramaturgique… Toute la musique vocale et les deux tiers de la musique instrumentale s’y retrouvent ». Cet objet culturel est d’excellente facture. Outre sa richesse iconographique, ce livre contient plusieurs articles de fond examinant le Ballet sous ses différents angles. Il fourmille de détails et d’analyses minutieuses et éclairantes offertes à quiconque souhaite dépasser le stade de la simple audition. Après son inscription dans le contexte historique par l’historienne et archiviste Françoise Hildesheimer, Thomas Leconte, chercheur au Centre de Musique Baroque de Versailles dépeint l’écosystème culturel qui accueille le Ballet. Sébastien Daucé raconte les différentes étapes de la réécriture des partitions vocales et instrumentales quand le chorégraphe et danseur Hubert Hazebroucq initie à la « belle danse ». Enfin, Mickaël Bouffard, chercheur canadien spécialisé dans l’art européen des XVIème et XVIIème siècles, s’intéresse aux traces laissées, notamment au recueil de dessins des costumes et des décors conservés dans la collection Rothschild du Waddesdon Manor. Ce survol passionnant s’achève sur une présentation de l’argument utilement complété par un précieux glossaire dont les définitions sont extraites du Dictionnaire de Furetière (1690). Par ailleurs, deux CD font résonner une version de concert qui nous paraît très proche de la version de scène donnée à Caen, Versailles et Dijon en cette fin d’automne 2017.

Un roulement de tambour annonce l’apparition des cordes sur un air de marche grave et majestueuse. A la reprise du thème, ils sont rejoints par les vents et les bois, formant un tutti grandiose. Une seconde partie, plus légère, guide les pas d’une danse élégante et plaisante. Ces deux mouvements vont se répéter, gagnant en intensité avant de se charger de quelques trilles annonçant l’accord final. Des personnages en costume gris traversent la scène dans une course éperdue tandis que deux échassiers blancs clopinent de part en part.

Première veille : la célébration de la Nuit

Le rideau laisse entrevoir, derrière un voile noir diaphane, la silhouette d’un géant. Lorsque le voile s’écarte au cri d’une chouette, apparaît la Nuit, entourée des douze Heures minuscules. Figure démesurée à terminaison humaine, elle se met en mouvement puis à chanter l’envoûtant Languissante nuit, cachez-vous dessous l’onde. Cet air composé par Jean de Cambefort est celui qui, à l’origine, avait séduit Sébastien Daucé. En l’interprétant, Lucile Richardot nous hypnotise par sa performance acrobatique autant que par sa voix pleine, chaude et caressante. Une marionnette à taille humaine sort de ses immenses jupes. Manipulée par trois hommes en noir, elle mime les moindres gestes de la chanteuse. Magnifique duo gestuel pendant ce récit de la Nuit emmené par les basses de violon et damasquiné par les luths. Dans un couplet à double destination, les douze Heures honorent « une reine et ses vertus célèbres ». Ils s’adressent à la Nuit mais visent manifestement Anne d’Autriche, la mère du jeune roi présente dans la salle, ce 23 février 1653. La voix claire et lumineuse de Violaine Le Chenadec entonne une partie de la strophe avant que l’air ne soit repris par le chœur composé par les douze heures. Cet hommage à peine déguisée à l’ancienne régente du royaume conclut le récit de la Nuit et celui des Heures.

Suivent neuf entrées associant la musique, les mimes et les jeux d’acrobates pour décrire les activités humaines habituelles durant ce premier quart de la nuit. Un premier tableau voit défiler les Quatre Heures accompagnant le pas majestueux de Louis (Sean Patrick Mombruno) dont les hautes chausses d’un rouge vif tranchent avec les décors sombres de la scène. Les autres entrées dressent un panorama des activités exercées par différentes classes sociales : six chasseurs fatigués, deux bergers et deux bergères égayés, quatre paysans fourbus, un mercier dépouillé par deux bandits et deux galants lutinant deux coquettes. Pour chaque tableau, la musique met en exergue les instruments caractéristiques du milieu social correspondant : le battement de tambour pour l’allure pompeuse du jeune Louis, les cuivres pour les chasseurs, les flûtes et le tambourin pour les bergers, la sacqueboute et les hautbois pour les paysans. La musique sera encore plus expressive dans l’épisode de l’agression du mercier. Elle prend même une allure distinguée pour soutenir les galants dans leur œuvre de séduction. Par ailleurs, chacune de ces scènes donne lieu à une débauche de costumes, les uns plus fantaisistes que les autres. Aux monolithes des Heures succèdent les chasseurs cyclopes avant de laisser place aux coquettes vêtues de tulles roses et coiffées d’énormes choucroutes. Les manières de se mouvoir sont également en correspondance : le balancement des Heures, la triste farandole des paysans aux dos voûtés ou les bandits qui circulent à vive allure sur des hoverboards. La bouffonnerie n’est pas en reste, notamment lors des acrobaties mirobolantes des Précieuses… à barbe !

Sans autre logique que celle de la recherche de variété, Mnémosyne, déesse de la Mémoire et mère des sept Muses, chante les charmes du coucher du soleil. Après un court exposé instrumental de la mélodie, Judith Fa lance la première strophe de cette chanson aux allures populaire qu’Antoine Boësset a mise en musique. Elle emporte son texte d’une belle voix ferme et limpide et son phrasé sautille à la manière d’une danse élégante. La nuit est maintenant tombée. Comme par effet de contraste, nous voilà projetés dans « la fameuse Cour des Miracles/Où grand nombre d’estropiés/Tant des bras, des mains, que des pieds/Avec leur appareil grotesque/Leur bal et musique burlesque/Causaient un divertissement/Qui faisait rire à tout moment » (Jean Loret). Une fois encore, place à la musique, aux acrobaties et aux espiègleries. L’on y rencontre des personnages étranges : un aveugle aux longs ongles rouge en plumes, des rois culs-de-jatte tirés dans une brouette, un lapin lunaire sans tête mais aux longues oreilles accompagné de deux très jeunes enfants. Les créatifs se sont manifestement déchaînés pour créer une atmosphère fantasmagorique. Le besoin de variété guide également les musiciens. Une pièce de clavecin déroule une courte sonate dont le thème est amplifié par l’orchestre, le jeu des castagnettes ajoutant une touche d’exotisme pour évoquer les Egyptiens (terme désignant alors les gens du voyage). Survient une bourgeoise chauve en tailleur vert qui se fait agresser par des filous au son d’un orchestre tourmenté. La Cour se remplit, mêlant les coquettes aux fripons, pour clore cette première partie.

Deuxième veille : les divertissements du soir

Comme dans la célèbre fresque de Botticelli (1483-1485), Vénus s’avance, accompagnée des trois Grâces. Le battement sourd du tonnant (grosse caisse) introduit une danse chaotique agitée par une musique de Louis Constantin (1585 ?-1657). Elu « roi des violons » en 1624, ce souverain des archets fait glisser des danseurs aux larges robes noires sur une scène envahie par un brouillard dense. Divinités du destin et sœurs des Heures, ces Parques figurent les désordres de la nuit traversés par les crissements inquiétants des violons. Survient Vénus qui s’empresse de chasser ces « ennemis de la joie ». La voix cristalline et ardente de Caroline Dangin-Bardot est touchante mais peine à s’imposer face à un continuo débordant. Heureusement, la prise de son corrige ce léger déséquilibre sur le CD. Cet air de Jean de Cambefort chante la gloire du « jeune Louis, le plus Grand des Monarques » et préfigure ces Prologues d’opéras qu’imposera bientôt Lully. Sa construction mêle des passages solistes aux chœurs en imitation chargés d’amplifier le message portés par le solo ou un duo. Bientôt apparaît Louis, vêtu d’un banyan (robe d’intérieur pour homme) écarlate. Il est suivi par des serviteurs de la nuit dont le visage est couvert d’un voile en tulle noire. Lentement, il est dépouillé de ses vêtements, découvrant un physique athlétique éblouissant. La scène magnifie un jeune prince prometteur mis à nu (ou presque) pour marquer sa soumission « à la puissance… de ce Dieu dont jamais on n’évite les coups ». Pendant qu’il s’allonge sur le plateau en signe d’humilité, deux airs accompagnent l’entrée des Trois Grâces. Sur scène, le monde des romans de chevalerie s’anime dans deux tableaux : la figuration de hautes murailles des forteresses médiévales par deux rangs de voltigeurs debout sur les épaules de solides porteurs et une danse du sabre au dénouement sanglant. Sans transition, les Grâces célèbrent Vénus dans un dialogue s’achevant en un attendrissant trio. Michel Lambert est l’auteur de cet hymne à la beauté dans lequel le continuo duveteux contraste avec l’aigu tranché des trois voix du dessus.

Une courte sinfonia aux allures pastorales sert de préliminaire aux Noces de Thétis, comédie muette à la mode italienne. Thétis, nymphe marine, est mariée de force à un mortel, Pelée. Or, elle a le pouvoir de se métamorphoser sans cesse pour échapper à ce mariage. Pour l’y contraindre, elle doit être maintenue fermement pendant qu’elle change d’apparence, jusqu’à ce que, fatiguée, elle finisse par céder. La mise en scène abrupte d’une scène de mariage est surprenante pour quiconque aurait oublié ses fondamentaux en matière de mythologie grecque. La musique est plutôt savoureuse, quelque peu mélancolique mais joliment rythmée. Elle suggère la danse avant de s’achever en marche nuptiale. Par effet de contraste, sur scène, les acrobates enferment Thétis dans un cercle, ballottée comme une poupée de chiffon avant de la conduire vers un escalier formé par des baladins puis de la faire s’avancer, dans un extraordinaire exercice d’équilibriste, marchant en hauteur sur une ligne formée par les mains des acrobates. Après une incursion burlesque de Janus, pour souligner la double nature de l’épousée (divine mariée à un mortel), la cérémonie est interrompue par Eris, déesse de la discorde, furieuse de ne pas avoir été invitée aux noces. Elle surgit au bruit assourdissant d’une cloche plaque (instrument en forme de plaque métallique).

Cette incursion provoque un subit changement de programme annoncé par les trois coups traditionnellement frappés par le brigadier pour annoncer le début d’une pièce de théâtre. Ici, il s’agit d’une comédie muette inspirée d’une pièce de Plaute : Amphitrion. Jupiter profite du départ en voyage d’Amphitrion pour tenter de séduire son épouse, Alcmène. Il se métamorphose en Amphitrion alors que son complice, Mercure, prend l’apparence de Sosie, son valet. La pièce s’achève par la confrontation d’Amphitrion et de Sosie avec leurs doubles. Musicalement, ce pantomime connaît deux épisodes au coloris singulier. Le premier adopte l’allure solennelle d’une marche au rythme haletant des notes pointées accentuées par les cordes. Le second, en cinq courts mouvements, joue davantage sur les contrastes. D’abord menée gaillardement par les flûtes réjouies par le tambourin à cymbalettes, la musique retrouve un tempérament plus majestueux tonifié par le battement des timbales. D’humeur pensive, elle ouvre maintenant un dialogue entre les bois et les cordes, avant de se laisser emporter par un flot agité par les violons, marquant ainsi le dénouement de cette fable dont Molière fera une comédie.

L’heure est maintenant espagnole. Ce passage a particulièrement marqué les premiers spectateurs car il est le seul à mettre en scène des interprètes féminines. Quatre fillettes représentent cette nation ennemie à laquelle s’était rallié le prince Louis II de Bourbon-Condé (1621-1686), le meneur de la Fronde. Mais c’est surtout leur physique qui attire l’œil de Jean Loret : « Que leurs attraits, encore naissants/Parurent doux et ravissants/Et que cette petite bande/Avec sa chère sarabande/Un charmant futur présagea/Et fit naître d’amour déjà ». Deux pièces accompagnent des espagnoles moins appétissantes, barbues et dotées de coiffures vertigineuses. La première, dominée par le théorbe et la flûte, chemine rêveusement avant que les cordes ne les rejoignent, joliment rythmées par un tam-tam. Quant à la sarabande, elle est manifestement inspirée par la onzième suite de Georg Friedrich Haendel (1685-1759). Lancée par des violons tourmentés multipliant les appogiatures, la ligne mélodique est répétée par un tutti rehaussé par le cornet lors de sa dernière reprise. Et, comme pour fustiger la perfidie espagnole, les baladins agitent à tout va des fouets fluorescents, dans un bel effet de lumières.

D’Espagne, Francesco Cavalli nous transporte en Italie. Les extraits du Prologue de son Ercole Amante chantent la gloire du jeune roi, les promesses heureuses de son mariage et la grandeur d’ « Anna, la gran Regina/Anne, l’illustre reine ». Un chœur énergique célèbre son «concorso indovino/destin bienheureux » avant que, dans un récitatif acéré, Cintia/La Lune (Violaine Le Chenadec) ne salue, de sa voix éclatante, notre « Gallia invitta/France invaincue ». Une fois encore, l’effet de contraste est saisissant : changement de style, de rythme et, de surcroît, de langue maintiennent le spectateur en éveil. D’autant que des membres du chœur se trouvent en position de voltigeurs, chantant debout sur les épaules ou les mains tendues d’un porteur. Ce maintien acrobatique ne nuit en rien à la puissance du chœur dont il convient de souligner spécialement la profondeur des graves. Un finale de toute beauté, rehaussée par une pluie de paillettes tombant des cintres.

Troisième veille : les amours contrariés

Avec la troisième veille, minuit est passé (théâtralement parlant). Elle relate deux histoires d’amours transgressifs : celle de la Lune pour le berger Endymion et celle d’Hercule pour Iole, fille du roi d’Oechalie. La première avait été racontée par Jean Puget de la Serre (1593-1665) dans Les amours des déesses (1633) : « Endymion… fut malheureux pour être trop aimé… La Lune fut amoureuse de lui ; mais pour l’aimer trop chèrement, elle assujettit sa franchise (= liberté) sous les liens du sommeil ». La seconde, plus connue, s’achève tragiquement : Déjanire, jalouse de l’amour de son époux pour la princesse, lui envoie la tunique de Nessus dans laquelle Hercule finit par mourir empoisonné.

La brume envahit maintenant la scène, remplissant même la fosse. En coquin accompli, Jean Loret est médusé « Quand la Lune quitta son globe/(Mais non sa jupe ni sa robe)/Pour venir ses feux soulager/Entre les bras de son berger ». Dans un récitatif torturé, la diction parfaitement maîtrisée de Deborah Cachet (la Lune) coule sur une large tessiture. La première strophe décrit ses sentiments à l’égard de « ce beau Berger qui me donne la Loy ». La seconde, plus impertinente, s’adresse au « Jeune Louis ». Parce qu’il est « à l’Amour devenu si sensible », elle l’avertit que là « où les Dieux ont cédé, les Rois ont lieu de craindre ». Benserade vise-t-il un tempérament ardent dont le jeune Louis ferait déjà preuve ? Probablement, car en 1652, son médecin recommandait déjà au jeune homme de « se servir de sa vertu pour résister aux excès de la jeunesse » ((Journal de santé de Louis XIV). Un continuo mélancolique associe une viole triste et une flûte à bec affligée. Deux airs languissant accompagnent les entrées respectives d’Endimion (Davy Cornillot) et de la Lune. Davy Cornillot entonne un récit de la composition d’Antoine Boësset sur un registre bouleversant. Pour ces émouvantes Noires forêts, demeures sombres, le magnifique timbre de Lucile Richardot et l’impressionnant grave de Nicolas Brooymans se joignent à sa voix chaleureuse pour former un trio absolument saisissant. Le luth et la basse de violon y ajoutent une touche vibrante qui donne à ce passage un cachet d’une rare beauté.

C’est en majesté et au rythme des timbales que l’entrée d’Hercule (Renaud Bres) est annoncée dans ce nouvel extrait de l’Ercole Amante. Avec un grave éclatant et une énergie caractéristique du héros qu’il incarne, il s’étonne qu’una donzella puisse résister à cui cede il mondo (celui auquel cède le monde entier). Chacune des strophes de son air est saluée par une ritournelle instrumentale à laquelle s’associent l’ensemble des bois et des cordes de l’orchestre. Son chant souligne remarquablement les nuances de son texte, en intensité autant que dans son élocution. Déjanire (Deborah Cachet), l’épouse trahie d’Hercule, se lamente, redoutant la violence de son époux et craignant pour son fils Hyllus, amoureux de la même femme que son père. Ces plaintes suscitent une confrontation dans les sphères olympiennes, opposant deux conceptions de l’amour : celle de Vénus et celle de Junon. Sur un continuo guilleret, Lucile Richardot donne sa voix à Vénus pour vanter les plaisirs de l’amour à tout prix, appelant à la tolérance à l’égard des infidèles. Ogn’imperio ha ribelli/Transgressori ogni lege (Tout Empire a ses rebelles/ Toute loi a ses transgresseurs) ose-t-elle. Propos bien audacieux qui, plus tard, offusqueront un roi devenu absolutiste. A son chant démonstratif s’ajoute un jeu d’actrice expressif à souhait. Mais Junon (Caroline Meng sur le disque et Ilektra Platiopoulou lors du concert) ne l’entend pas ainsi. Dans un air d’opéra traversé par la fureur, elle accuse Vénus de vouloir l’outrager en encourageant Hercule à Ch’il nodo maritale ond’è ristretto (Défaire le nœud conjugal). Les deux mezzo-sopranos sont aussi convaincantes l’une que l’autre dans l’expression de cette colère, Ilektra Platiopoulou ajoutant une présence sur le plateau dont Caroline Meng a pu faire la démonstration sur d’autres scènes lyriques. Le continuo contribue efficacement à la dramatisation de ce discours livré à la passion. Junon entend défendre son point de vue, même s’il faut pour cela faire appel aux furies. Elle est emportée par un vent tempétueux remarquablement figuré par un percussionniste de talent, Sylvain Fabre, dont nous avions déjà apprécié la technique lors des Funérailles royales de Louis XIV reconstituées par l’Ensemble Pygmalion à la Chapelle royale du château de Versailles. En véritable homme-orchestre de l’univers des percussions, il fait parler à merveille le sifflet comme le tonnant, le triangle aussi bien que les castagnettes.

De l’Olympe, nous plongeons en pleine nuit de Sabbat. Trois airs plaisamment rythmés galvanisent les Coribantes et les Ardents, exaltant les uns au son des bois et du tambour, enflammant les autres, embrasés par des archets déchaînés. Le chœur des sacrificateurs met subitement un terme à leurs exercices. En Grand Sacrificateur vêtu de rouge vif, le visage barbouillé de noir, Nicolas Brooymans impressionne par la profondeur caverneuse de ses graves, doublés par le pincement vigoureux d’un théorbe. Mis en musique par Cavalli, ce chœur nous fait songer à la marche pour la cérémonie des turcs du Bourgeois Gentilhomme (1670). Sur scène, le rouge est confronté au noir, créant un contraste criant et suggérant le sang des victimes sacrifiées dans les pénombres de l’enfer. Une suite d’airs instrumentaux fait défiler sur scène des diablotins, des sorcières et des loups garous dont le costume présente, verticalement, deux faces : celle d’un humain et celle d’un loup. Une des nombreuses performances des couturières et costumières. Après la reprise du chœur des sacrificateurs, d’autres défilés animent la scène, s’achevant sur un touchant madrigal italien chanté par quatre âmes errantes gracieusement accompagnées au théorbe.

Cette incursion dans l’univers démoniaque a laissé le temps à Junon de rejoindre la grotte habitée par le Sommeil. Dans un charmant air ondulant souplement à l’image des ruisseaux du printemps, sa gardienne, Pasithée (Judith Fa et l’enjouée Marie-Frédérique Girod sur le CD) appelle les ruisseaux et les Zéphyrs à bercer le Sommeil. Un bijou musical pétillant à souhait. Dans un contraste plaisant, l’eau et le vent s’appesantissent dans un magnifique duo mêlant la basse et le ténor. Avec la même délicatesse, les cordes reprennent la ligne mélodique pour clore cette sublime berceuse, doucement caressée par le théorbe. Préliminaire plaisant d’une négociation engagée entre Junon et Pasithée. Junon veut emprunter le Sommeil pour une petite heure afin de faire échouer la tentative de séduction d’Hercule. Pendant que le Sommeil s’adonne à une symphonie soyeuse, elle finit par obtenir satisfaction. Junon exulte au son du cornet, puis s’envole, emportant avec elle le Sommeil.

Quatrième veille : un hymne à la fidélité conjugale

La scène s’ouvre sur le dialogue improbable entre le Silence et le Sommeil. Sans rapport avec ce qui précède, les deux protagonistes chantent paisiblement De ce jeune Louis les naissantes merveilles, louanges doucement bercées par le théorbe et les cordes pincées des basses de viole. Mais, dans ce dernier quart de la nuit, les Songes réveillent les quatre humeurs du corpus hippocratique. La colère monte dans un crescendo refréné alors que le sanguin s’emporte sur fond d’une tempête de triples croches. Sur scène, Louis entre en transe avant de se mêler à une foule devenue, comme lui, flegmatique et mélancolique. Elle sera bercée par les Dieux des Songes, prétexte à un rappel des troubles qui ont fait ressentir leur violence/Et voulaient même, ô grand Roy/Dans ton Louvre semer l’effroi. On ne peut s’empêcher d’observer l’analogie de l’écriture musicale du Chœur des Zéphirs et des Ruisseaux de Cavalli et de ce Récit des Dieux des Songes d’Antoine Boësset. Cavalli aurait-il puisé dans le répertoire français comme de nombreux compositeurs français se sont abreuvés aux sources italiennes ?

Sans plus de transitions qu’auparavant, André Boësset commence le récit de l’histoire d’Orphée et d’Eurydice. Dans un extrait de son Sixième recueil d’airs de cour à 4 parties paru en 1628, il décrit les conditions de la rencontre de la troupe d’Orphée avec les Hamadryades (ou Dryades), ce groupe de nymphes protectrices des forêts auquel appartient Eurydice. Ce dialogue paisible met en valeur les voix s’exprimant dans un style harmonique élégant, discrètement accompagné par le théorbe et les basses de violon. Une passacaille mélancolique, traversée par quelques dissonances et des mouvements chromatiques ascendants et descendants, semble préfigurer le destin tragique qui attend le couple. C’est à Luigi Rossi qu’il revient de poursuivre le récit à l’aide d’un large extrait de son Mariage d’Orphée et d’Eurydice, tragi-comédie en musique et vers italiens, avec changement de théâtre et autres interventions jusqu’alors inconnus en France représenté le 2 mars 1647. Arrivée la première, Eurydice (Caroline Weynants) s’imagine à l’abri de Vénus, di sdegno accesa (brûlante de fureur). Encouragée par les Trois Grâces, elle pense s’endormir en attendant ses compagnes, les Dryades. Celles-ci arrivent sur un air entraînant animé par les notes pincées du théorbe et des basses de viole. Cet All’impero d’Amore/ Chi non cederà (Au pouvoir d’Amour/Qui ne cédera) inspire aux acteurs sur scène des mouvements déhanchés guidés par le rythme joyeux de l’ostinato. Jusqu’à ce coup de fouet soudain, figurant la morsure d’un serpent, qui nous projette dans l’épisode de la mort d’Eurydice. Fidèle en cela à la tradition italienne de la nuove musiche. Caroline Weynants extrait des mots les sentiments tragiques qu’ils renferment, dramatisant sa diction jusqu’au murmure final dans lequel elle souffle à Orphée son estremo addio (mon suprême adieu). Le chœur de Dryades, rejoint par Apollon, pleurent longuement leurs douleurs respectives au son lugubre des basses de violon. Cette dernière veille s’éteint sur une fantaisie instrumentale poignante durant laquelle la dépouille d’Eurydice est emportée alors que l’écran, en fond de scène, se peuple de fantômes.

Le Grand Ballet : Le triomphe de l’Aurore

Quelques oiseaux pépient, annonçant le récit de l’Aurore, dernier air emprunté à Jean de Cambefort. Un continuo discret, sur lequel perlent quelques notes de théorbe, emporte l’annonce paisible de l’Aurore : Le Soleil qui me suit c’est le jeune Louis. Aussitôt, une marche toute en majesté accompagne l’entrée des Génies et des Planètes avant une reprise rythmée, cette fois, par les timbales et les vents pour signaler l’entrée du Roi représenté, selon le témoignage de Jean Loret, en « Un Soleil brillant de lumière/Et dont la beauté singulière/Se pouvait dire avec raison/L’ornement de tout l’horizon ». Dans un dernier mouvement, cette marche sérieuse se métamorphose en une danse enjouée, comme pour se débarrasser d’un protocole pesant.

Dans le dénouement heureux de son Ercole Amante, Cavalli célèbre le mariage d’Hercule avec la Belizza (la Beauté). Mort dans d’atroces souffrances après avoir revêtu la tunique de Nessus, il trouve finalement le bonheur dans l’Olympe. Dans cette dernière scène de son opéra, Hercule est associé au jeune roi et Belizza à une beauté ibérique, Marie-Thérèse, celle qu’il épouse le 9 juin 1660. Le chœur des Planètes célèbre le jeune héros Sposo della Beltà (Amoureux de la Beauté) tandis qu’Hercule et la Belizza chantent la paix promise par cette union façonnée par l’intérêt diplomatique. La joie est à son comble pour chanter, une nouvelle fois, un All’impero d’Amore/Chi non cederà (Au pouvoir d’Amour/Qui ne cédera) déchaîné, ensorcelant au point de soulever les applaudissements d’un public que l’on sent prêt à s’associer aux chanteurs.

A l’issue de cette apothéose, raconte Théophraste Renaudot, « le Roy donna le Bal aux Dames, entre lesquelles étaient les nièces de Son Eminence (= Mazarin), qui eurent l’honneur d’être menées par Sa Majesté ». Ainsi, les invités privilégiés se donnent-ils en spectacle à un peuple ravi. Jean Loret l’exprimera à sa façon: « Pour le bal qui suivit après/Hélas ! c’est un de mes regrets/Car de tant de dames parées/Si charmantes et si dorées/Mes pauvres yeux ne pouvaient pas/Discerner les divins appas ».

D’une façon générale, cette œuvre, écrasante par son ampleur, forme un ensemble protéiforme dans lequel les morceaux se suivent, selon une expression triviale, « sans queue ni tête ». La multitude des personnages et le défilé frénétique des situations donnent le tournis au spectateur. D’autant que notre culture classique déficiente ne nous fournit plus des repères mythologiques suffisants pour goûter pleinement les scènes en l’absence d’une intrigue construite. Reconnaissons cependant que l’Ensemble Correspondances, par sa science musicale et l’engagement de ses musiciens, a fait parler à la musique le langage des sensations pour nous servir de guide dans cette profusion.

Finalement, notre cheminement à l’intérieur du Ballet de la Nuit confirme notre intuition de départ : cette œuvre mérite mieux que sa réduction au cortège d’un Roi-Soleil naissant. Au-delà des formules convenues et des hommages de circonstance, les textes d’Isaac de Benserade recèlent de nombreuses indications sur le contexte historique et la nature des liens qu’entretient le peuple avec le pouvoir monarchique au terme d’une période troublée. La musique produit l’effet d’une boule à facette, tant elle mêle les styles, les coloris et les tempi. Notamment dans les récits ouvrant les veilles et le Grand Ballet, elle met en scènes des airs de cour représentatifs de la musique savante du second quart du XVIIème siècle français. Sébastien Daucé y a ajouté des sonorités de la nuove musiche italienne pour former un ensemble d’une beauté singulière. Pour ces deux aspects, le livre-CD distribué par Harmonia Mundi constitue un instrument parfaitement indiqué pour satisfaire conjointement le plaisir des oreilles et celui de l’esprit.

Lors du spectacle donné à Versailles, les yeux ont également été comblés. Francesca Lattuada nous a convié à un « festin orgiaque » qui nous a éblouit, nous a sidéré parfois, nous a ébahit souvent mais ne nous a pas instruit. Sa mise en scène foisonnante ne laisse jamais le spectateur en repos. Mais elle ne porte pas de message (comme celle de Laura Scozzi dans les Indes Galantes – voir notre chronique Les Indes Galantes) et fait le pari du minimalisme (au contraire de celle de Louise Moaty dans Alcione – voir notre chronique Alcione). Il est vrai que, dans le livre accompagnant les CD, Hubert Hazebroucq avait suscité l’envie de voir les pas de danse qu’il peignait si bien avec des mots. Mais ici, point de branles ni de courantes ; moins encore de danses de cour. La mise en scène remplace les danseurs par des jongleurs et des gymnastes. En définitive, nous nous trouvions conviés à un ballet sans danseurs, hormis Sean Patrick Mombruno dont l’allure est emblématique de l’esprit de cette mise en scène : superbe mais énigmatique, sphinx enveloppé dans une majesté solitaire traversant une foule bigarrée adonnée à ses acrobaties. Une représentation de la « belle danse » en alternance avec les performances circassiennes aurait, selon nous, pu constituer un excellent compromis. Car, si le spectacle nous a procuré un plaisir éphémère, c’est grâce au livre-CD que nous pourrons nous replonger, à souhait, dans une époque passionnante et une œuvre musicale inscrite dans les annales de notre Histoire.



Publié le 22 déc. 2017 par Michel Boesch